À la suite du décès du cinquième président, Beji Caid Essebsi, une réflexion sur sa vie, son règne et son héritage est probablement le meilleur moyen de prévoir l’impact de sa perte de la scène politique tunisienne.
Né dans une famille beylicale en 1926, Beji Caïd Essebsi a fréquenté le très élitiste Collège Sadiki à Tunis. Après avoir obtenu son diplôme de la faculté de droit de Paris (Sorbonne), il intègre rapidement les plus hautes sphères de l’État post-colonial. Les trente années d’expérience politique qu’il a passées dans le cercle proche du fondateur de la première République, Habib Bourguiba, en ont fait de lui un disciple.
Beji Caid Essebsi a-t-il réussi à ramener le bourguibisme en Tunisie?
Disparu de la scène politique au début des années 90, sous le régime de Ben Ali, il est revenu dans la scène publique en février 2011, deux mois après la révolution. Depuis sa première apparition publique, Essebsi a réussi à utiliser l’image de Bourguiba pour gagner la sympathie des nostalgiques de l’époque pré-Ben Ali, ainsi qu’une partie importante de la jeunesse tunisienne pour qui l’image de Bourguiba a été façonnée et retransmise d’une génération à l’autre.
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Grâce à l’adoption du dialecte tunisien dans ses discours officiels, l’utilisation de proverbes tunisiens et à l’imposition d’une manière autorisée de dialoguer avec les autres, Essebsi a pu se vendre comme la réincarnation de Bourguiba dans une période d’incertitude. Il a été considéré par le camp progressiste comme le seul rempart de la menace islamiste. Réagissant à la montée d’acteurs politiques conservateurs dont le discours politique souligne la primauté d’une conceptualisation traditionaliste de l’identité « arabo-islamique », le camp laïc du pays a commencé à considérer Essebsi comme le protecteur de sa Tunisianité: un style de vie exceptionnellement moderne à l’européenne, mais néanmoins ancré dans les spécificités historiques et géographiques des zones côtières tunisiennes. Plus important encore, une plus grande proportion de la société considérait Essebsi comme celui qui réhabiliterait « Haybat al-dawlah », ndlr : « le prestige de l’État ».
L’action révolutionnaire, les attaques terroristes et les politiques néolibérales ont affaibli les institutions étatiques construites au cours des premières décennies du pouvoir de Bourguiba. La réincarnation de Bourguiba, fondateur de l’État et de la nation, dans le corps d’un de ses disciples serait ainsi la solution aux problèmes contemporains de la Tunisie. Quand Essebsi a créé son parti, Nidaa Tounes, beaucoup l’ont perçu comme un retour en force du bourguibisme. Mais une fois président, il est devenu évident que le bourguibisme était loin de sa renaissance.
Les commentateurs occasionnels d’aujourd’hui sur la politique tunisienne ont tendance à parler du bourguibisme comme d’une doctrine ou d’un ensemble d’idées définissant clairement les positions de Bourguiba sur différents sujets. Cependant, Habib Bourguiba lui-même serait en désaccord avec cette définition. Dans un de ses discours de 1965, il a précisé que le bourguibisme est avant tout un mode d’action menant à un objectif clair et précis. Cette stratégie se reflète également dans la politique étrangère de Bourguiba, principalement dans la solution qu’il a suggérée au conflit Israélo-Palestinien et de la guerre d’Algérie, lorsqu’il a recommandé une stratégie à long terme pour l’obtention de l’indépendance, au lieu d’une tactique révolutionnaire précipitée.
L’élément central de la méthode de Bourguiba est l’approche progressive du changement. Il n’est pas partisan des transformations radicales ou révolutionnaires. La progression vers un objectif à long terme nécessite des objectifs intermédiaires modérés, réalistes et réalisables. Une telle stratégie ne pourrait progresser que dans le cadre d’un « socialisme destourien » hégémonique : une version nationaliste du capitalisme d’État adaptée au contexte de la construction de l’État postcolonial, caractérisée par une économie planifiée de manière centralisée et un parti politique autoritaire et unique.
Selon la façon de penser « Bourguibiste », la nation tout entière devrait être disciplinée et unie autour d’un dirigeant paternaliste afin de progresser régulièrement vers un objectif commun. Les antagonismes sociaux fondés sur la classe et la religion ont été rejetés afin de servir les intérêts partagés du collectif, tels qu’imaginés et définis par les élites bourguibistes. L’islamisme et le communisme étaient considérés comme une menace pour l’unité nationale et leur répression était donc considérée légitime.
Lorsque Beji Caïd Essebsi a accédé au pouvoir après la chute du régime de Ben Ali, il a tenté de ressusciter le bourguibisme décédé depuis que l’Union générale du travail tunisienne (UGTT) avait brisé l’unité nationale et que le programme d’ajustement structurel avait détruit l’étatisme postcolonial. Le résultat fut un discours creux utilisant l’image de Bourguiba de manière réactionnaire pour préserver le pouvoir de la part de l’élite nationaliste du camp Bourguiba, ainsi que l’infrastructure qui le reproduit. Qualifiée de « néo-bourguibisme », la ligne politique d’Essebsi a finalement pris la forme d’un conservatisme opposé au changement apporté par la révolution et favorable à la perpétuation d’un ordre sans loi.
En tant qu’ancien directeur de la sécurité nationale, puis Ministre de l’Intérieur et Ministre de la Défense, Beji Caid Essebsi connaissait beaucoup mieux l’aspect gouvernemental du bourguibisme que celui du développement. Même s’il voulait s’éloigner de l’aspect autoritaire du bourguibisme dans « Le bon grain et l’ivraie », récit autobiographique de son expérience sous le premier président de la Tunisie, il reste beaucoup plus attaché à son idée de la discipline de masse la transformation socio-économique de la société.
Contrairement à l’autorité despotique de Bourguiba utilisée comme moyen d’atteindre un objectif à long terme, l’idée d’Essebsi de « Haybat al-dawlah » est un objectif en soi. Depuis les premières semaines qui ont suivi sa nomination au poste de Premier ministre en mars 2011 par son ancien collègue, Foued Mbazaa, il a ordonné la répression du troisième round du sit-in d’El-Kasbah pour sauver « Haybat al-dawlah ». De même, en tant que président, il a déployé l’armée pour sécuriser les sites de production contrôlés par les manifestants d’El Kamour et a menacé de « recourir à la force si nécessaire ».
Après une défection militaire, ce fut la garde nationale qui entreprit la répression du mouvement. Il n’a toutefois pas réussi à réprimer les islamistes comme l’avait promis son parti lors des élections de 2014. En s’aliénant à la fois les partisans et les opposants de l’autoritarisme, il s’est retrouvé avec une popularité inférieure à 2%. Cependant, son engagement positif avec le G7+6 lui a permis d’accroître sa popularité sur le plan international.
Beji Caïd Essebsi était indéniablement un élément central du système politique tunisien. Il a joué un rôle clé dans la stabilisation de l’environnement politique en ralentissant le processus dynamique de circulation des élites accéléré depuis la révolution. Au lieu de réprimer les islamistes d’Ennahda et de les remplacer simplement par des gardes anciens comme l’a fait Al Sissi en Égypte, Essebsi a eu la sagesse de faire preuve de plus de modération.
En raison de contraintes extérieures et de préférences personnelles, il s’est limité à l’adoption d’une loi sur la réconciliation, l’immunité contre les cercles corrompus de Ben Ali, la protection des archives contre le processus de justice transitionnelle et enfin la revitalisation des capacités de sécurité. À la fin de son mandat, Essebsi était en mesure d’accomplir sa mission qu’il s’était lui-même fixée.
Les anciens et les nouveaux réseaux d’élite sont enfin capables de fusionner et d’interagir de manière dynamique sans sa médiation directe. Nidaa Tounes sera sans aucun doute affecté par la perte de son fondateur. Cependant, la transition en douceur du pouvoir qui a suivi sa mort et la reprise rapide de la concurrence pacifique entre les différents acteurs politiques, y compris les derniers héritiers du discours du « néo-bourguibisme », montrent que la République tunisienne peut à nouveau, survivre à la perte de son président.
Par Mohamed Dhia Hammami*
* Mohamed-Dhia Hammami est un politologue tunisien, chercheur et étudiant à la Wesleyan University aux États-Unis. Il étudie actuellement l’économie politique des réseaux d’entreprises privilégiés sous le régime de Ben Ali, ainsi que l’évolution de la principale organisation syndicale tunisienne depuis la fin de l’ère coloniale. Certains de ses écrits peuvent être trouvés sur Nawaat, Jadaliyya et le New Arab.
Texte publié sur Open Democracy et traduit par la rédaction