Tunis, 24 février (Avec TAP) – La Tunisie doit faire face à une évasion fiscale de 1,5 milliard de dinars par an, ce qui représente environ 25% du budget réservé au développement en 2019, a indiqué l’expert comptable, Houssem Eddine Taabouri, dans une interview accordée à l’agence Tunis Afrique Presse. « Un tel montant pourrait modifier le paysage de plusieurs régions intérieures. Si nous réservons cette enveloppe, chaque année, à trois gouvernorats, nous parviendrons à améliorer l’infrastructure, les services publics (éducation, santé…), et les conditions de développement, et partant à relancer l’investissement et à créer de nouveaux postes d’emploi », a noté Taabouri, membre du conseil d’analyses économiques.
« Une enveloppe de 500 millions de dinars allouée correctement à Sidi Bouzid, Kasserine ou Gafsa, ferait des miracles. Il est temps de prêter attention à ces zones marginalisées, afin d’impulser le développement, satisfaire les revendications des habitants et parvenir à une paix sociale », a t-il affirmé. 0,9% seulement, des entreprises, soumis au contrôle fiscal, chaque année.
Pour combattre l’évasion fiscale, l’expert comptable a recommandé de moderniser la législation fiscale, renforcer les ressources humaines, les équipements et moyens logistiques nécessaires et surtout de bien rémunérer les cadres qui chapeautent les dossiers du recouvrement et du contrôle fiscal, afin de les protéger « de la tentation, qui est grande».
«Nous comptons 1600 contrôleurs fiscaux en Tunisie, dont plus de ¼ n’exercent pas sur le terrain (450 personnes), donc il reste près de 1200 contrôleurs, ce qui représente un pourcentage de contrôle de l’ordre de 0,9%. Autrement dit, 99% des entreprises tunisiennes échappent au contrôle fiscal, chaque année », a-t-il assuré. Taabouri, préconise, aussi, de simplifier les déclarations fiscales grâce à l’outil internet, « autant on s’éloigne des contacts directs dans les administrations et s’orienter vers la numérisation et la digitalisation, autant on élimine les pratiques de corruption et incarner la transparence ».
De même, il a proposé de « prévoir des mesures facilitant l’intégration progressive des tunisiens travaillant dans l’informel, dont le nombre s’élève à près d’un million de personnes, dans le système formel, ce qui permettrait de générer plus de recettes fiscales ».
Aussi, plusieurs tentatives ont été lancées ciblant les forfaitaires, dont le nombre s’élève à 450 mille personnes. C’est dans le cadre de la LF 2017, que des mesures ont été prises visant à intégrer progressivement les forfaitaires dans le régime d’imposition réel, en offrant l’opportunité, aux personnes privées d’un revenu stable, de bénéficier de la couverture sociale et de la pension de retraite. Le jour où elles parviennent à dépasser un chiffre d’affaires de 100 mille dinars, celles-ci intègrent le régime réel, dont les avantages sont multiples pour les contribuables (une comptabilité claire, une transparence au niveau des transactions, des droits légaux, des devoirs fiscaux…).
« Mais ces tentatives demeurent insuffisantes, dans la mesure où le taux d’imposition des forfaitaires dépend uniquement, de la nature de l’activité, du seuil du chiffre d’affaires et de lieu d’implantation (zone municipale ou non municipale). Or, nous devons trouver une architecture nous permettant de différencier les activités, voire une même activité (entre ceux générant d’importantes recettes et ceux qui sont à peine rentables) ».
Et de prendre en exemple, le cas de deux coiffeurs exerçant dans une région municipale. Le premier qui dispose d’un petit local dans la région de Sijoumi, ne doit en aucune cas être traité de la même manière qu’un « centre d’esthétique » localisé dans la région du Lac 2 ou d’Ennasr ». La loi doit prendre en considération des critères objectifs (chiffres d’affaires, matériels, surface exploitée, région d’exercice…) pour faire la différence entre ceux qui doivent être régis par le régime fiscal réel et ceux par le régime forfaitaire.
«Nous faisons face, aussi, à un autre problème. Nous avons parfois des professionnels exerçant dans une même activité, mais qui sont gérés par des textes différents, tel le cas des professions libérales. En fait, les anciens médecins, avocats, experts comptables… sont des forfaitaires, alors que les nouveaux diplômés qui veulent obtenir leurs patentes, sont directement orientés vers le régime réel, ce qui est « inéquitable ». A vrai dire, il n’existe aucune loi qui prévoit l’intégration de certaines « professions libérales lucratives » dans le régime réel ».
Rapprocher le régime d’imposition appliqué au travail, de celui appliqué au capital
D’après le responsable, « il est impératif, aujourd’hui, de rapprocher le régime d’imposition appliqué au travail, de celui appliqué au capital. Avec l’équité fiscale, l’obligation fiscale ne sera plus conçue comme une charge, mais plutôt comme une participation à l’essor national, surtout que les revenus de l’Etat sont basés essentiellement, sur les impôts ». « Ce qui est problématique aujourd’hui, c’est que les revenus du travail payent plus d’impôt que les revenus du capital. C’est-à-dire, le salarié paye une fiscalité plus importante que celui qui spécule dans les biens fonciers ou immobiliers, ou encore celui qui a des revenus émanant des placements dans les banques ou des valeurs mobilières (actions en bourse).
«Le premier taux de la première tranche imposable (de 5 à 20 mille dinars) pour l’IRPP, dont la majorité sont des salariés, est de 26% par an, alors que ceux ayant des revenus provenant de valeurs mobilières et de dividendes, payent dans le meilleur des cas, 10%. Pis encore, les cadres et les salariés, dont le revenu dépasse les 50 mille dinars, sont soumis à une imposition élevée (à hauteur de 35% sur la dernière tranche), ce qui est supérieur à l’imposition appliquée, actuellement, aux sociétés (20% et 25% pour certaines activités) », a-t-il expliqué.
La réforme devrait s’orienter vers un code général des impôts
La réforme fiscale devrait s’orienter, selon Taabouri, vers un code général des impôts avec des chapitres réservés chacun, à une taxe bien précise (TVA, droits d’enregistrement, impôts indirects…). Le code doit être, primo, simple et facile à comprendre et à appliquer. Il englobera l’ensemble de nouveaux textes fiscaux introduits dans les lois de finances annuelles, depuis 2012, car «chaque loi de finances apporte son petit lot de réformes, en attendant de lancer un jour une réforme globale ».
« Actuellement, le système fiscal est très compliqué à lire, à comprendre et à interpréter. Dans certains cas, nous nous retrouvons face à un article, dont le texte est tellement long qu’il se prolonge sur 7 ou 8 pages, ce qui rend la lecture et la compréhension quasi- impossible », a-t-il expliqué. Secondo, il est indispensable que cette réforme soit avant-gardiste, en prévoyant un code valable pour les deux prochaines décennies (sans nouveaux amendements), à même d’assurer une stabilité fiscale pour les investisseurs tunisiens et étrangers. « 600 nouvelles mesures fiscales ont été adoptées depuis l’année 2011, jusqu’à ce jour, dont certaines n’ont pas été mises à exécution. Nous n’avons même, aucune idée sur la rentabilité de ces mesures », a-t-il rappelé.
Tertio, notre fiscalité doit devenir équitable, en imposant une taxation supérieure à ceux qui gagnent plus. Cette taxation doit être applicable aussi bien au niveau de l’assiette que du taux d’imposition (plus que le revenu est important, plus que le taux d’imposition doit être élevé). Il a rappelé qu’actuellement 16% du total des recettes fiscales de l’Etat proviennent de l’impôt appliqué aux salariés et 25%, de l’impôt sur les sociétés. 40% de ces recettes sont générées par les impôts indirects (TVA, droits de douane et droits de consommation), et 20% par d’autres impôts (impôts locaux, droits de timbre, droits d’enregistrement…). Toute réforme à engager doit être mûrement réfléchie et consensuelle
Finalement, l’expert comptable a considéré que « n’importe quelle réforme doit être mûrement réfléchie et surtout consensuelle entre le gouvernement et ses partenaires (patronat, syndicat, société civile…), pour que tout le monde l’accepte et s’engage à l’appliquer ». « Pour le cas de notre pays, nous ne réfléchissons à la fiscalité qu’à la fin de l’année lors de la conception de la loi de finances. L’unique souci, c’est de chercher à taxer les gens pour avoir des ressources financières permettant de boucler notre budget », a-t-il déclaré.
« Les chantiers à mener en Tunisie sont multiples, mais la fiscalité constitue l’un des dossiers prioritaires pour les décideurs politiques, car elle conditionnera l’avenir de notre pays. Soit elle deviendra un moteur et un incitateur à la croissance et au partage équitable des richesses, soit elle sera un élément de blocage pour le pays, puisque nous n’aurons plus de ressources pour financer les projets et les services publics, ce qui engendrera plus de chômage, de pauvreté… ».