Pour demander le divorce, Sameh a attendu pendant des mois l’entrĂ©e en vigueur d’une nouvelle loi en Tunisie contre les violences faites aux femmes. Car le texte, qui Ă©largit la dĂ©finition de la violence, pourrait enfin lui rendre justice.
Pendant 15 ans, cette enseignante de 45 ans a dĂ» remettre l’intĂ©gralitĂ© de son salaire Ă son mari. Ce n’est que rĂ©cemment, lorsqu’elle a « compris qu’il (la) manipulait », qu’elle s’est rebellĂ©e.
En Tunisie, une loi porteuse d'espoir pour les femmes victimes de violences https://t.co/VI5dsUsqaW #AFP pic.twitter.com/gjm6Db7QOE
— Agence France-Presse (@afpfr) February 25, 2018
« Mais depuis, il veut me rendre folle », raconte Ă l’AFP Sameh, mère de deux adolescentes, lors d’un entretien au centre d’Ă©coute pour les victimes de violences de l’Association tunisienne des femmes dĂ©mocrates (ATFD).
« Psychologiquement Ă©puisĂ©e” et sous antidĂ©presseurs, Sameh affirme qu’il lui murmure des insultes Ă l’oreille pour la pousser Ă s’emporter devant ses filles, sans que celles-ci n’entendent la provocation. Consciente des tensions, son aĂ®nĂ©e s’est mise Ă se scarifier.
Sameh a tentĂ© de demander le divorce il y a deux ans. Son mari refusant une sĂ©paration par consentement mutuel, elle a craint de se retrouver Ă la rue sans un sou et de perdre ses enfants, sans Ăªtre reconnue comme victime.
« Les violences psychologiques sont très difficiles Ă prouver et il Ă©tait mĂªme possible qu’elles ne soient pas reconnues. Alors, quand j’ai entendu parler de cette loi, je me suis dit voilĂ ce qui va me rendre justice », dit Sameh qui s’apprĂªte enfin, maintenant que le texte est entrĂ© en vigueur, Ă lancer une procĂ©dure de divorce en arguant de violences morales et Ă©conomiques.
Avancée réelle
AdoptĂ©e en juillet et entrĂ©e en vigueur le 1er fĂ©vrier, la nouvelle lĂ©gislation Ă©largit considĂ©rablement la dĂ©finition des violences pouvant Ăªtre exercĂ©es Ă l’encontre des femmes. Elle reconnaĂ®t, en plus des violences physiques, les violences morales, sexuelles et celles relevant de l’exploitation Ă©conomique.
« C’est une avancĂ©e rĂ©elle (…) qui peut changer des vies, l’aboutissement de 25 ans de lutte des fĂ©ministes tunisiennes », se fĂ©licite Ahlem Belhadj, de l’ATFD.
La Tunisie Ă©tait dĂ©jĂ considĂ©rĂ©e comme pionnière en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en matière de droits des femmes depuis l’adoption en 1956 du Code du statut personnel, qui a notamment aboli polygamie et rĂ©pudiation.
Au moins une Tunisienne sur deux a toutefois Ă©tĂ© victime de violences selon les chiffres officiels, et « ce n’est que la partie visible de l’iceberg » d’après Mme Belhadj.
Le nouveau texte pĂ©nalise le harcèlement sexuel, l’emploi d’enfants comme employĂ©es domestiques et prĂ©voit des amendes pour les employeurs qui paient moins les femmes que les hommes Ă travail Ă©gal.
Mais « le hiatus entre la lĂ©gislation et la rĂ©alitĂ© a toujours existĂ© » en Tunisie, avertit Mme Belhadj. « Il ne suffit pas d’adopter des lois, il faut veiller aux conditions de leur application ».
Et le chemin est encore long en l’absence d’un budget spĂ©cifique consacrĂ© Ă la mise en place des dispositions de la loi, selon Mme Belhadj.
Changer les mentalités
Le ministère de l’IntĂ©rieur a pris les devants en annonçant la mise en place de deux unitĂ©s, opĂ©rationnelles depuis le 16 fĂ©vrier, « spĂ©cialisĂ©es dans les enquĂªtes liĂ©es aux crimes de violences (…) contre les femmes ».
« D’autres ministères, comme ceux des Affaires sociales et de la SantĂ©, doivent faire davantage pour se conformer Ă la loi », juge Mme Belhadj.
Le texte stipule aussi la crĂ©ation de foyers pour les femmes victimes de violences mais « ne prĂ©voit aucun mĂ©canisme pour leur financement », avait dĂ©jĂ regrettĂ© l’ONG Human Rights Watch.
« Il y a eu quelques initiatives avec la mise en place de refuges Ă Zarzis (sud) et Gafsa (centre) notamment, mais c’est nettement insuffisant », affirme Mme Belhadj.
Il reste aussi Ă faire connaĂ®tre la loi partout dans le pays, en particulier dans les zones rurales, et Ă convaincre les sceptiques de l’importance du texte.
« Le problème, c’est notre mentalitĂ© », affirme Radhia Jerbi, la prĂ©sidente de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT).
A voir des femmes occuper des postes Ă responsabilitĂ©, certains pensent que la bataille des droits des femmes est gagnĂ©e, a dit Mme Jerbi Ă la radio. Or nombreuses sont celles Ă Ăªtre exploitĂ©es au quotidien, comme les travailleuses agricoles, nettement moins payĂ©es que les hommes, qu’on transporte « tous les jours entassĂ©es les unes sur les autres dans un camion au risque de leur vie », a-t-elle rappelĂ©.